Étonne-moi Benoît !

Illustration Bâtisseurs_Sophie_Couv2
En littérature, la surprise est-elle soluble dans l’art ? Premières réflexions sur les contradictions, apparentes ou non, entre l’écriture des auteur·e·s et différents niveaux de lectures – comités d’édition, critiques de livres...

Les grands succès littéraires (hors best-sellers commerciaux) nous apprennent qu’en littérature plaire ne veut pas dire séduire ou flatter les attentes convenues. Bien au contraire, même, semble-t-il !

« Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage, 
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage »
(Art poétique, Nicolas Boileau, 1674)

Pression chez ABC’éditions ? Puissent nos textes porter la même énergie que les plus belles œuvres de la littérature. Ni prétention inconsidérée, de notre part, ni placement de la barre trop haut. Seulement intérêt bien compris, nécessité vitale de chaque ouvrage. Polissez-le sans cesse et le repolissez… Comparaison n’est pas raison, soit, mais, toute proportion gardée, pour illustrer en public nos propos, nous avons aussi à nous référer à ce qui est supposé connu ou facilement (re)connaissable. Impossible de parler de soi sans parler de précédents. Références plutôt qu’autorités.

 

Surprendre par le registre d’écriture

Le livre d’André Brink A chain of voices traduit par Jean Guilloneau sous le titre Un turbulent silence, chez Stock en 1991 s’annonce dès ses premières lignes, comme le récit d’une révolte d’esclaves, et tout au long de ce récit, on pense lire un livre sur une tentative échouée à se libérer. Et le final prend à contrepied cette illusion ; on comprend après coup que l’ouvrage ne parle pas de libération, il nous parle de... la liberté elle-même ! Il questionne l’idée même de LIBERTÉ. Aucune liberté ne peut se concevoir à titre individuel, nous dit l’auteur à travers son personnage principal – mutique, en l’occurrence –, là réside sa grande leçon, la conclusion de son ouvrage est une conclusion politique. 
La liberté ne peut pas être individuelle, restreinte à une unique personne, si extraordinaire soit-elle ; la liberté n'est pas un statut ou un état applicable aux personnes, la liberté est applicable à la société tout entière, ou n’est pas – ou ne peut pas être. 
Il ne pourra exister de liberté tant qu'il restera un seul esclave, un seul être opprimé, un seul être aliéné. 

La grande surprise du retournement, c'est qu’à la fin vient prendre sens l’intérêt même du livre, qui n’est pas tant l’anecdote, si cruelle et tragique soit-elle, ou édifiante, pas anecdotique, récit particulier ou exemple parmi des milliers d’autres, non, le renversement opéré à la fin du livre concerne la philosophie même autour de la notion de liberté. Là où l’on croyait assister à une succession d’actes libératoires, d’actions, on s’élève au contraire vers un concept. On approche moins un idéal qu’une condition nécessaire pour être libre(s). Un absolu incontournable. La radicalité de cette pensée vient nous bouleverser à travers le revirement qu’opère le romancier dans ses partis pris d’écriture : plutôt questionnement fondamental que narration : « aucun être n’est libre tant qu’il n'y aura pas de liberté pour tous les êtres, car même les maîtres sont prisonniers. »

C'est là la nature de l’écriture littéraire visée chez ABC’éditions : participer à renverser non seulement les codes sociétaux, mais le sens même de la lecture. Nous tenons à ce que nos textes puissent infléchir un tant soit peu les perceptions de notre lectorat. Les faits et les actes nous préoccupent moins que le sens, la portée et les conséquences de ces actes et de ces faits. Sinon, à quoi bon les relater ? 

 

Écrire et publier sont des mots-surprises – surpris à vivre ailleurs et autrement qu’on pourrait s’y attendre

Tout peut se questionner. Pour prendre la mesure de cette exigence, nous pouvons nous adonner au fructueux exercice consistant à réduire à leur plus simple expression une maison d’édition de livres et le texte (le manuscrit) proposé par un·e auteur·e à cette maison d’édition – qui peut aussi bien être ABC’éditions. Résultats : ce qui définit a minima un travail éditorial c’est sa manière de mettre en relation les pages de ses auteur·e·s et les personnes susceptibles de les lire, quelques pages ou des extraits devraient pouvoir suffire ; et ce qui définit a minima un·e auteur·e, c’est sa manière inédite, unique, reconnaissable de multiplier les prises pour comprendre nos existences.
Le moins que puissent fournir une maison d’édition et les textes de cette maison d’édition, leur plus petit dénominateur commun dans le travail collectif à offrir au lectorat, c’est, à chaque étape, peser le moindre mot. 
Le minimum à produire consisterait à interroger les mots. Sinon chaque mot du texte (la tâche s’avèrerait aussi fastidieuse qu’insurmontable), du moins interroger chaque mot de son titre et de ses chapitres... et quelques autres aussi parmi les termes principaux d’une page ou d’un ensemble de pages.

Le degré zéro de l’écriture se situe à cet endroit : le mot à mettre en contexte et vérifier, à confirmer ou à déplacer, à remplacer ou à biffer. 

JJ M’µ, 18 août 2023

 

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